Une fille à chat

Je ne suis même pas encore rentrée que j’entends un petit bruit à l’intérieur. Derrière la porte blindée se profile un tout petit “miiiiii”. Je reste un instant en attente, la clé devant la serrure, un vague sourire aux lèvres, avant de me décider à ouvrir.
Derrière la porte m’attend la silhouette grise et douce qui piaille à nouveau avec insistance. Je déroule mon écharpe, j’enlève mon manteau, et ça y est, voilà qu’il se frotte à mes mollets. Je sens le glissement soyeux, à peine un souffle sur ma peau, avec ce petit ronronnement de satisfaction, et je lui murmure :
“Oui, oui, mon chat, je suis rentrée, ça va aller mon doudou…”
Je fais exprès de ne pas allumer la lumière, la pleine lune éclaire bien assez, et toute sa beauté ressort dans le rayon par la fenêtre. On se dirige vers la cuisine, lui trottinant devant moi avec enthousiasme. On ne perd pas les bonnes habitudes, après tout. Je prépare un thé et il se pose, comme toujours, sur le comptoir au-dessus du lave-vaisselle, des fois que par miracle un morceau de rumsteck apparaisse en cours de route ! Nous avons nos rituels bien établis, n’est-ce pas, et quand je vais m’installer dans le canapé, il me suit toujours pour aller s’installer dans SON fauteuil, juste en face de moi, pas sur moi mais à portée de caresse si besoin.
Nous nous faisons les yeux doux, lui et moi, un petit moment. Je sais que ces instants sont précieux et éphémères. Il me fixe de ses pupilles d’argent délavé qui brillent un peu dans la luminosité tamisée du salon, cligne lentement des yeux en signe d’amour, et je lui rends ces regards de tendresse en langage de chat.
Il n’a pas toujours été si affectueux, au début. Je l’ai récupéré en refuge, il a eu une première vie difficile, dont je ne sais pas tout mais clairement qu’elle n’a pas été douce. Il nous a fallu du temps pour nous apprivoiser, beaucoup de patience de ma part, jusqu’à ce qu’il comprenne que tous les humains ne se valent pas et que, cette fois-ci, il était tombé dans une vraie bonne maison. Avec une humaine de compagnie un peu gaga de lui qui faisait des gros efforts pour qu’il ait une bonne vie de chat, des croquettes à volonté, de la pâtée sympa, des jouets, des caresses quand il veut et de l’amour à revendre pour lui.
A tel point que je suis, dans l’immeuble, devenue officiellement “la dame au chat” malgré mon jeune âge ! Ça m’a un peu interloquée la première fois qu’un voisin m’a annoncé avec un air extatique “Ha mais oui, vous êtes la dame au chat du deuxième étage” alors qu’on taillait le bout de gras autour d’une histoire de dégât des eaux.
La dame au chat !
Sur le moment je l’avais à moitié mal pris : j’avais en tête le malheureux fantasme de la vieille folle aux chats mal vue de tout le voisinage, et il me manquait au moins 30 ou 40 ans pour devenir ce cliché ! Et puis j’ai réfléchi…
Franchement, est-ce que c’est si mal d’être une femme seule avec un ou plusieurs chats ? J’ai lu que des études récentes montrent que la catégorie de personnes se déclarant les plus heureuses dans la vie sont les femmes qui ne sont pas en couple et sans enfants. Tremblez, misérables, si vous n’avez pas de mari ou de descendance, et surtout si vous finissez avec un chat, vous serez… heureuses ! Quelle perspective terrifiante n’est-ce pas !
Ça chamboule toutes les idées reçues de la femme qui finirait déprimée avec des chats pour toute famille, parce que personne d’autre ne veut d’elle. Avec une bonne grosse dose de sexisme habituel, on ne se dit jamais que peut-être, ces femmes ne veulent de personnes d’autre que leurs chats, que c’est un choix de ne pas s’encombrer à tout prix de gens déplaisants dans sa vie juste pour cocher les bonnes cases, et qu’un chat serait parfois d’une compagnie bien plus agréable et facile que certains humains !
Il est en train de se lécher consciencieusement la patte, en la passant derrière son oreille, avant de me regarder du coin de l’œil avec l’air vaguement moqueur. C’est comme si je l’entendais me dire qu’il va pleuvoir demain, pas de bol, sauf que lui restera bien au chaud dans les coussins alors que moi je devrais sortir pour travailler.
Je reste toujours attendrie par la beauté et la grâce des chats. Surtout lui, avec ses beaux yeux verts d’eau et son pelage gris et blanc. Il a même de petites chaussettes blanches et d’adorables coussinets roses. Comment peut-on ne pas aimer les chats ? C’est un mystère qui m’échappe. Et plus encore pourquoi moquer celles qui les aiment ? La folle à chat, la vieille sorcière avec ses animaux rêches, la célibataire dingo à minet ou à toutou ridicule, la mémé qui radote du 5ème avec son horrible vieux chat, qu’est-ce que je les entendus, ces mots déplaisants qui ne reflètent en rien la réalité de ces femmes.
Qui ne reflète en rien ma réalité.
Notre réalité, à Mister Tout Doux et moi-même…
Ho mon gros chat, crois-moi, j’aurais bien aimé être la sorcière qu’ils moquent et qu’en même temps ils craignent, comme dans les histoires ! J’aurais trouvé la formule magique appropriée. J’aurais sacrifié des trucs. Même les égos et le temps de ces imbéciles, et je l’aurais fait sans scrupule. Nous aurions eu droit à plus qu’à ce petit temps délavé passé ensemble, qui est peut-être pire que ton absence totale.
La pleine lune se cache derrière un nuage, et je vois sa silhouette qui vacille dans l’obscurité plus prononcée. Il se rassoit, la queue bien enroulée autour des pattes. Il sait que chaque seconde nous est comptée à présent.
Je le regarde encore, je ne tends pas la main, je sais que ça ne sert à rien. J’ai essayé pourtant au début. Que de tout notre amour ne reste que son ombre fantomatique me fend le coeur à chaque fois.
Son ombre un peu transparente se dissipe petit à petit, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un minuscule éclat éthéréal de ses yeux, plus plus rien. La lune a disparu, la pluie se met à tomber, et seule la lueur artificielle du réverbère éclaire la pièce. Le charme est brisé.
J’ai le cœur lourd comme à chacune de ces visites éphémères. Nous avons vécu une grande et belle histoire d’amour entre chat et humaine, lui et moi, qui s’est finie bien trop vite avec des médicaments, des visites trop rapides chez le vétérinaire, des tumeurs et puis… et puis plus rien. Fini. D’un coup. Tout cet amour qui s’est dissipé dans l’univers comme une bulle de savon qui éclate.
Si les gens savaient… Il y a vraiment bien pire que d’être une fille à chat.
Être une fille qui n’a plus de chat.

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