Ilithyie

[TW : ce texte contient des mentions de grossesse, fausse couche, violences faites aux femmes, meutre, racisme. Lisez-le seulement si vous êtes dans de bonnes conditions mentales face à ces sujets.] 

“Continuez à respirer lentement, tout se passe très bien.”  

Laurence n’en était pas si sûre. Elle avait surpris leurs regards nerveux, alors que rien ne semblait clocher. Le moniteur était au vert, les paramètres vitaux, les siens et ceux du bébé, dont l’hologramme échographique flottait gentiment à côté de la table d’accouchement. Sa future fille, Mireille, trois kilos deux cent grammes et quarante-deux centimètres, était au mieux. 

Sauf que… 

Sauf qu’il ne se passait rien, en fait. Enfin, pas plus que sur les échographies précédentes, celles que Laurence faisait avec le projecteur Junon tous les soirs. Elle en avait fait son rituel de grossesse : un petit coucou à Mireille entre le dîner et l’heure du coucher, un clic et hop on affichait l’échographie 3D. Elle l’avait vu grandir, passer d’un petit grain de riz à une crevette puis pousser en un vrai bébé. C’était fascinant de tout voir avant la naissance, et Laurence s’était émerveillée de mille détails, les mains qui se développaient, leurs doigts si fins, les expressions du visage…

Mireille flottait toujours gentiment dans sa poche des eaux, sans gigoter de trop…. Alors que Laurence était en train d’accoucher, tout de même ! Le rendez-vous avait été calculé pour une date optimale par rapport au développement du bébé, à la minute près. Sa mère mit les pieds dans le plat, la moutarde lui montant au nez :

“Dites, il y a un problème ?”

Son mari regarda sa montre et ajouta : 

“Ca fait plus d’une heure qu’on est là et il ne se passe rien. Ça devrait être déjà fini, non ? ”

La chirurgienne Marie Durand avait échangé un regard de trop avec son assistant : oui, il y avait un problème. Elle se voulut rassurante : 

“Ecoutez, c’est vrai que c’est un petit peu surprenant. Si ça se trouve c’est juste un petit souci avec votre Junon. Ça arrive, parfois, un petit bug. C’est bête mais vous savez, l’informatique…  Vous me laissez un quart d’heure ? Je vais vérifier ce qui se passe avec le central et je nous ramène du café pour nous faire pardonner, c’est sûrement trois fois rien. Louis, vous me bippez s’il y a un changement.” 

Elle sortit avec une petite blague pour détendre l’atmosphère. A peine la porte fermée, son sourire disparut et elle partit au trot vers la direction des systèmes informatiques. Elle entra, furieuse, s’écriant déjà :

“Bon sang, Alex, qu’est-ce que c’est que ces conneries, j’ai une patiente qui…”

Le troupeau de médecins entassés dans le petit espace lui coupa le sifflet. Presque tous les collègues d’obstétrique étaient là, furibards, autour de l’informaticien en charge de Junon. Ce dernier affichait un teint couleur brique des plus surprenants, tapotant son clavier frénétiquement. Marie Durand tira la manche de son collègue le plus proche.

“Qu’est-ce qui se passe ici ?

– Tu vas rire. Plus personne n’accouche. 

– Comment ça plus personne n’accouche ? 

– Comme : Junon n’a plus l’air de fonctionner et ne transmet plus les instructions pour déclencher les accouchements. 

– Mais… c’est impossible… 

– C’est impossible mais c’est ce qui est en train de se passer. On en est à plus de quatorze patientes qui attendent que quelque chose se passe, trente-deux qu’on a dû mettre en salle d’attente vu que les autres n’ont toujours pas fini, et ça va pas aller en s’arrangeant si ça continue comme…

– Est-ce que vous pourriez dégager de mon bureau et aller débiter vos conneries dehors !!! hurla l’informaticien, à bout de nerfs. 

– Mais, Alex, on a besoin de…

– DEHORS ! Foutez-moi le camp pour que je puisse régler ce bug ! ” 

– L’équipe de médecins se retrouva dans le couloir manu militari, moitié indignée, moitié ébahie. Le chef de service inspira à fond et appela le central : 

“Vous décommandez tous les accouchement prévus dans la journée. Oui, je sais,ça va provoquer des hurlements, mais c’est un cas de force majeur, c’est prévu dans une clause de je ne sais quel article du contrat Junon. Débrouillez-vous pour le retrouver avant de les appeler. Je veux aussi le commercial Junon dans mon bureau dans les deux heures qui viennent, ce bug est inadmissible.”

Après d’autres instructions et grommellements, il raccrocha et recompta l’équipe de médecins. Tous ceux et celles qui s’occupaient d’obstétrique étaient là à le regarder avec des yeux de merlans frits : il y avait donc un bug sur tous les accouchements en cours dans l’hôpital. Formidable.

“Qu’est-ce qu’on dit aux personnes en salle d’accouchement ? Est-ce qu’on ne pourrait pas euh… juste attendre que le travail se déclenche naturellement, quitte à ce que ce soit plus long ? 

– Vous avez eu votre diplôme de médecin dans une pochette surprise, Fabrice ? Junon est prévu aussi bien pour garder les enfants bien au chaud en empêchant les fausses couches que pour déclencher leur expulsion le moment venu. Pas d’accouchement tant que la puce ne provoquera pas le travail. 

– Qu’est-ce qu’on fait alors ? 

– On attend une solution à ce bug, et on croise les doigts pour que ça ne dure pas trop longtemps. Sinon ils vont me mettre le souk dans tout le planning pour plusieurs jours, et ça va hurler à l’étage des juristes et des finances…” 

Il se frotta la figure avec les mains, fatigué par avance des semaines voire des mois qu’ils allaient passer à batailler avec les patients et les avocats, pour offrir ou réclamer des compensations financières. Il eut une pensée nostalgique pour ses débuts en obstétrique, trente-cinq ans plus tôt, quand il n’y avait pas de Junon et qu’on accouchait bêtement le moment venu…

“On se prend un petit café et on y retourne, ça ne va pas être de la tarte pour calmer les futurs parents qui sont déjà en salle d’accouchement. Allez, faites pas cette tête… Après tout, il n’y a pas mort d’homme.”

*
*   *

“ Steve, réveil bon sang !”

Son mari lui botta littéralement le derrière et Steve roula vers l’autre côté du lit avec un grognement pour se retrouver nez à nez avec son smartphone. L’appareil clignotait de sa diode rouge avec un air mauvais. Du moins il sembla à Steve qu’il se faisait mal regarder par cet objet vicieux. Il grommela : 

“Mais quoi, qu’est-ce qu’ils ont à s’énerver encore…”

Il bailla la bouche grande ouverte et s’assit au bord du lit, très peu décidé à consulter l’appareil. Il était en congé. Il n’en posait jamais ou presque, et avait laissé toutes les instructions nécessaires à ses équipes. Certes, il occupait un poste important mais l’univers pouvait très bien se passer de lui deux jours, non ? Surtout quand il ne s’était pas absenté depuis des mois et qu’il était à peine… 

“ Six heures du matin ? Je vais les tuer ! Merde, c’est mon premier jour de vacances ! 

– Steve, je crois que tu devrais vraiment t’occuper de ton téléphone. Je vais te chercher du café.”

C’était pour le moins surprenant. Pas qu’Antoine soit debout si tôt, il était invariablement réveillé à cinq heures, mais qu’il insiste pour que Steve s’occupe de boulot, après avoir pesté des mois qu’il était incapable de décrocher et que ce job tournait à l’obsession. Ahuri, Steve laissa échapper un brillant :

“ Quoi ? 

– Tu as vingt-deux appels en absence. Moi seulement sept, j’ai entendu mon téléphone vibrer en sortant de ma douche. C’était Marianne, elle a dit que c’était une question de vie ou de mort et qu’il fallait absolument que tu rappelles immédiatement. Elle n’a pas voulu me dire pourquoi mais elle avait l’air en panique totale. 

– Mon dieu…

– Comme tu dis. Saute dans cette chemise et rappelle Marianne.”

Marianne était l’assistante de direction de Steve depuis des années, et elle n’était pas, mais vraiment pas du genre à paniquer pour rien. Tout en passant la main dans sa crinière blonde indisciplinée, Steve consulta la liste des vingt-deux appels. Marianne, Jason son directeur-adjoint, toute l’équipe ou presque, et même… Seigneur dieu. Le PDG avait appelé 4 fois. 

Il ne recracha pas son café sur sa chemise propre, mais tout juste. Il décida d’appeler Marianne en premier malgré tout. Sa tête apparut avec un soulagement intense sur l’écran.

“Steve, Dieu merci, enfin ! Marianne mais qu’est-ce qui se passe ? 

– Première chose : nous sommes sur haut parleur, il y a du monde derrière moi. J’ai envoyé Dave vous chercher, il devrait arriver dans les minutes qui viennent.

– Noté. Le président m’a appelé lui-même. Que se passe-t-il ?” 

Marianne fit un sourire crispé plus proche de la grimace, et sa tête fut remplacée par celle du PDG. Steve se félicita de ne pas avoir demandé tout haut ce “que c’était que cet innommable bordel dans cette taule de déments”. 

“Bonjour, Richard. 

– Bonjour Steve. On a un sérieux problème. Il va falloir que vous reveniez immédiatement pour gérer la crise. Malheureusement il est hors de question que nous en parlions autrement qu’en direct. ”

Pas un mot d’excuse pour le dérangement en plein congé. Bien. En même temps, il était en faute pour avoir mis son portable sur silencieux, ce qu’il n’était pas censé faire. 

“Richard, cette ligne est ultra sécurisée, mes équipes et moi y avons veillé. Bien entendu j’arrive aussi vite que possible, mais ne pouvez-vous pas au moins me dire les grandes lignes, que je puisse donner des instructions à la team pendant le trajet ?

– Surtout pas. Pas un message pendant que vous êtes en route non plus.”

Comme Steve faisait vraiment une drôle de tête – on devenait parano ici ou quoi ? – le PDG précisa : 

“On vous résumera certaines choses en route, mais pas de communication en ligne, quel que soit le canal. Vous comprendrez rapidement.”

L’interphone sonnait dans l’entrée. Résigné, Antoine était déjà en train de tenir le manteau et le porte-document de son mari près de la porte. Ce dernier eut à peine un mot d’excuse pour leur congé flingué, le front barré d’une grosse ride d’inquiétude. Il fut surpris en montant dans la voiture : la vice-présidente du groupe l’attendait sur la banquette passager, l’air d’avoir avalé du vinaigre.  

“Bon sang, Elisabeth, mais qu’est-ce qui se passe ? On croirait que toute la boîte est en train de s’écrouler ou que la fin des temps approche ! 

– Je crains que ce soit un peu le cas, mon cher. Du moins pour la première partie de votre phrase.

– Plus précisément  ?

– On est en train de recevoir des rapports d’alerte du monde entier. Junon ne fonctionne plus.”

Un blanc. 

“ Comment ça, Junon ne fonctionne plus ? 

– Tous les accouchements sont bloqués. Plus personne ne peut mettre son enfant au monde. Les hôpitaux sont obligés de renvoyer chez eux tous les futurs parents voire de déprogrammer les accouchements, en nombre hallucinant. On manque encore de données pour l’Asie du Sud-Est et l’Amérique du Sud, pour les autres régions du monde ça se chiffre en milliers, voire dizaines de milliers. On a d’abord cru à un bug suite à la mise à jour du logiciel déployée hier, mais ça n’a rien à voir.”

Il était si stupéfait qu’il mit quelques secondes à capter ce qu’impliquait cette dernière phrase. Malgré lui il devint un peu vert, littéralement, et réussit à demander sans paraître trop affolé :

“ Qu’est-ce qui a déclenché ce bug?

– Faille de sécurité. Le système central de Junon a été hacké.” 

Comme il n’avait pas l’air de tomber raide sur le tapis de sol de la berline, elle continua : 

“Le piratage a été réalisé en interne dans une première phase où on n’a rien vu, puis les intrus ont agi à distance bien au chaud. Vos équipes sont dessus comme des furies depuis les premières minutes où on a commencé à soupçonner que ce n’était pas un simple bug. Je ne vais pas vous faire les explications techniques, c’est votre domaine. Il semblerait que deux anciennes employées, Samanta Geller et Tamara Higginson, aient implanté une faille dormante il y a cinq ans et qu’elles aient pu la réactiver ensuite alors que personne ne s’y attendait. D’après votre adjoint elles sont “rentrées comme dans du beurre” et elles ont fait un vrai massacre, du travail de pro. On ne peut plus accéder au cœur du système.” 

 Il eut quelques battements de cœur un peu désordonnés, tout de même. C’était tellement énorme qu’il se demanda s’il n’était pas en train de faire un cauchemar particulièrement stupide. 

“ Sam et Tamara. C’est hautement improbable.Vous en parlerez avec votre équipe. Ils ont l’air très sûrs d’eux. 

– Pourquoi est-ce qu’on ne m’a pas réveillé avant ?

– On a essayé. Vint-deux fois. Vous aviez coupé tout moyen de vous joindre. Ce qui est contraire aux procédures de disponibilité permanente que vous êtes censé connaître mieux que personne.”

Il ferma les yeux, atterré. Oui. Evidemment. Ils fêtaient leur anniversaire de mariage et pour une fois, pour une fois il avait accepté de laisser son smartphone sur silencieux et de ne pas y toucher, ce qui n’était pas arrivé depuis dix ans au moins. Le genre de petit détail parmi d’autres qui, mis bout à bout, pouvait aboutir à des catastrophes majeures. Il se rappelait encore la phrase prononcée quand ils étaient rentrés franchement éméchés à trois heures du matin après une soirée mémorable, sur le thème “le monde ne va pas s’effondrer si on reste injoignable pendant quelques heures”. Il semblerait qu’il ait eu tort. 

“ Bien. Nous allons essayer de rattraper ce désastre le plus vite possible. J’imagine que je suis virtuellement déjà viré, a minima, mais je vais essayer au moins de réparer les dégâts avant qu’on ne vienne me mettre au pilori. Nous savons vous et moi que ce n’est qu’une question de temps avant que nous reprenions le contrôle. Les lignes du siège sont déjà envahies par des appels furibards de différents ministères. Chaque minute est un sursis pour vous, Steve, et ça ne durera pas éternellement.

– Est-ce qu’on sait pourquoi ces hackers, qu’il s’agisse de Sam et Tamara ou d’autres, ont agi ? 

– Non. 

– On ne pirate pas un système mondial de l’importance de Junon pour rien, Elisabeth.

– Nous n’avons pas reçu de montant pour une rançon ou de demande quelle qu’elle soit.

– Nous ne l’avons pas encore reçu, vous voulez dire.”

La voiture stoppa devant le siège de Junon. Au moment de descendre, le directeur de la sécurité se figea alors que la vice-présidente l’interpellait. 

“Steve?”

Il se retourna.  

“ Vous ne jouez pas seulement votre tête au sein de l’entreprise ou même des risques de poursuites juridiques. Vous avez intérêt à trouver, et très vite, ce qu’il en est. L’intégrité physique de très nombreuses personnes et de leurs futurs enfants est en jeu. 

– Je sais.”

Alors qu’il allait descendre, elle l’arrêta à nouveau en l’attrapant par le bras et énonça avec un calme effroyable : 

“Je ne crois pas que vous ayez bien compris. Ma belle-fille est enceinte de quatre mois. Si vous n’arrêtez pas ces hackers avant que le désastre soit total, s’il arrive quoi que ce soit à cette petite et à son enfant, vous n’aurez pas le temps de démissionner ou de monter sur l’échafaud. Je vous tue de mes propres mains avant, et dites-vous bien que je ne serai pas la seule à en avoir envie.” 

*
*   *

Jamais le jeune Paul Dumont, attaché au cabinet du ministre de la santé, n’avait compris l’expression “un silence pesant”. Il commença à se dire qu’il n’aurait jamais dû insister pour rentrer derrière son ministre et mentor, ce vieux brigand de Théo Lefriand. Trop heureux d’être supplié, Lefriand l’avait embarqué dans le bureau du président, et le jeune requin se disait qu’il n’avait plus la moindre envie de se trouver là. Trop tard pour sortir sans être vu : il y avait entre la porte et lui une brochette de conseillers présidentiels, députés de confiance et ministres qui lui barraient le chemin. 

Le président, derrière son bureau Louis XVI d’époque, semblait à deux doigts de l’apoplexie. Peu réputé pour son calme, il fit sursauter tout le monde avec un grand coup du plat de la main sur la table : 

“Vous vous foutez de moi, Théo ? 

– Pas sur un sujet aussi grave, Georges. Nous sommes vraiment dans une merde intersidérale et je n’ai aucune solution à offrir pour le moment. 

– Répétez-moi le chiffre exact ? 

– Six-cent-vingt-trois-mille-deux-cent-trente-neuf femmes enceintes en France, à plus de quatre-vingt-dix-sept pour cent équipées de puces Junon. Les réfractaires sont très rares. 

– Et vous voulez donc que j’aille faire une déclaration, pour leur expliquer à toutes que la puce qui contrôle la vie ou la mort de leur enfant à venir est passée sous le contrôle d’une bande de pirates informatiques dont on ignore tout, même les motivations, et que nous n’avons donc aucune solution à leur offrir pour le moment ?

– Des éléments de langage plus…subtils sont en cours de rédaction.

– Il est hors de question que je fasse la moindre déclaration en ce sens. 

– Ça va devenir urgent de dire quelque chose. Et ça dépasse largement mon périmètre. J’ai bien pensé à monter au pilori mais…

– Ho pitié, épargnez-nous votre sens du sacrifice… 

– Mais vu la panique qui est en train de se répandre dans la population et les rumeurs qui tournent déjà en folie, il va falloir vous y coller, je le crains.

– Colette ? demanda le président à sa droite.

– La présidente Ocasio-Cortez est en train de préparer une allocution qu’elle prononcera elle-même dans une heure dans le bureau ovale, d’après mes contacts à Washington. Idem à Moscou, Pékin, Canberra et une douzaine d’autres pays. Ça a l’air de se décider à peu près partout à ce niveau vu la gravité de la situation. 

– Peut-on envisager d’attendre encore une heure ou deux ? demanda-t-il à un petit bouclé à lunettes, gai comme une porte de prison. 

– Ce sera difficile, monsieur le président. Tous nos services de renseignements sont dessus, mais Junon a toujours fait de l’obstruction complète et nous n’avons que peu de contrôle sur leurs magouilles. Leurs protections ont peut-être cédé face aux pirates, mais pas devant nous. 

– Salopard d’australiens… Zoé, on en est où exactement sur les réseaux sociaux ?”

Fasciné, Paul Dumont écouta le président interroger les puissants présents, espérant trouver une raison de ne pas se livrer à cette allocution. Sa cote de popularité n’était déjà pas au beau fixe et cet aveu d’impuissance complète du gouvernement sur un sujet aussi grave n’allait pas arranger les… 

Un bruit de clochette tonitruant coupa les conversations. Paul sortit avec fébrilité son smartphone pour couper le son alors qu’on le fusillait du regard. Écarlate de honte, il allait remettre l’engin du délit dans sa poche aussi vite que possible pour se faire oublier, quand il vit les messages qui s’affichaient à toute vitesse. Trop pris par le débat en cours et ayant brièvement coupé leurs alertes – le président avait de notoriété publique horreur qu’on joue avec son téléphone pendant les réunions de crise – ils laissèrent à Paul sans s’en rendre compte quelques secondes d’avance. 

Suffoqué, il traversa la pièce, saisit la télécommande du téléviseur géant. Son ministre s’apprêtait déjà à l’attraper par le col de sa veste pour le mettre dehors devant tant d’impudence, mais ce qui passait à l’écran les figea tous. 

Un gros carré rouge clignotait en bas à droite avec la mention “en direct” et le nom d’une des plus grosses chaînes mondiales d’information. Sur un fond noir, trois femmes faisaient face à la caméra. Une caucasienne, une noire, une asiatique, pareillement vêtues de treillis marrons. Celle du milieu parlait, avec une voix un peu saccadée indiquant l’usage d’un traducteur universel qui propageait ses paroles dans toutes les langues :

“… avons contacté de nombreux gouvernements et médias qui ont refusé d’ouvrir les yeux ou de dévoiler le pot au rose, pour ne pas nuire à la cote en bourse de Junon et à tous ceux qui sont financièrement et politiquement intéressés dans cette entreprise. Au nom du sacro-saint profit, des vies innombrables ont été mises en danger et le corps des femmes est passé sous le contrôle total d’une multinationale qui les utilise pour générer un maximum de capital au détriment de leur santé. Contrairement à ce qu’affirment les dirigeants de Junon, l’altruisme n’a jamais été au centre de leurs préoccupations. Nous  avons les preuves – elles sont en train de parvenir à tous les médias de la planète – que Junon s’est livré à des opérations d’eugénisme de grande ampleur et contre rémunération. La firme a accepté des versements de suprémacistes blancs pour limiter les naissances parmi les populations de couleur aux Etats-Unis, ou du gouvernement Panasiatique pour diminuer drastiquement la natalité parmi les ethnies minoritaires. Pour des personnes qui étaient déjà équipées de puces Junon suite à leur première grossesse, les opérations les plus crasses ont eu lieu dans des pays corrompus où on a utilisé les puces pour provoquer des avortements aux premiers stades de la grossesse, sans même parfois que les concernées ne s’en rendent compte.” 

Le silence stupéfait qui régnait dans le bureau présidentiel fut troublé par un minuscule “Mais quelle horreur…” dont on ne sut qui l’avait prononcé. A l’écran, la femme de droite prit le relais : 

“Les avertissements des activistes, voire des propres employés de Junon, ont été totalement ignorés. Beaucoup des lanceurs et lanceuses d’alerte ont été réduits au silence par procès, menace, chantage, ou même ont été assassinés dans des circonstances “non élucidées”. N’ayant plus d’autre choix pour que le monde reconnaisse l’horreur de ce qui se passe derrière cet implant qui aide prétendument l’humanité, nous sommes contraintes d’utiliser une méthode forte pour être enfin entendues. Le groupe Ilithyie a donc piraté le système central de Junon, que nous avons bloqué jusqu’à nouvel ordre. Junon ne peut plus rien faire sans détruire tout son propre système de transmission de données. Personne n’accouchera pour le moment.”

La troisième femme située à gauche prit la parole et glaça le sang aux millions, voire aux milliards de personnes qui regardaient leur ultimatum et se connectaient au fur et à mesure que la rumeur de leur discours se répandait sur le net.

“Nous demandons à tous les gouvernements du monde de faire pression sur Junon pour récupérer le contrôle sur ce système, qui n’aurait jamais dû être abandonné à une multinationale capitaliste dont le seul but est le profit financier et non la santé des personnes enceintes. Nous demandons aux polices du monde entier d’enquêter sur ce qu’il convient d’appeler les génocides des populations minoritaires provoqués par Junon, et le meurtre ou la contrainte exercées sur celles et ceux qui ont tenté de sonner l’alarme. Nous demandons que les dirigeants de cette société répondent de leurs actes devant les tribunaux internationaux et que soit mis fin à cette hégémonie médicale dangereuse et inhumaine.”

Elle fit une minuscule pause, inspira à fond et acheva :

“ Nous donnons quarante-huit heures aux gouvernements du monde entier pour adopter une stratégie politique et juridique adéquate. En l’absence d’une réponse suffisante, à la fin de ces quarante-huit heures nous lancerons un programme qui aura pour but de détruire le cœur du système Junon. Cette destruction condamnera probablement toutes les femmes enceintes à accoucher immédiatement, quel que soit le stade de leur grossesse. Si vous ne mettez pas fin en toute sécurité et transparence au contrôle total de leur corps par Junon, nous ferons en sorte que plus personne sur cette planète n’accepte que vous lui implantiez une de ces puces.”

Les 3 femmes disparurent, remplacées par un logo rouge au nom “Ilithye” qui tournait lentement à l’écran. Les journalistes restèrent paralysés sur le plateau, à se regarder sans plus savoir que dire. Une stupeur identique devait flotter dans le monde entier. Le silence de mort qui régnait dans le bureau présidentiel fut finalement rompu par la porte-parole du gouvernement qui demanda sans même réaliser qu’elle pensait tout haut : 

“Ilithyie… Mais… Qu’est-ce que c’est que ce nom à la con ?”

Le vieux Lefriand eut soudain une réminiscence de lointains cours de grec ancien. Il répondit en plissant malgré lui les yeux de malice :

“Ilithyie, c’est la déesse grecque de l’enfantement. Ha les garces…”

*

*   *

“Je vous en remets un autre?”

Naomi leva la tête, un peu hébétée, finit par comprendre que la serveuse parlait de lui servir un autre café, et hocha la tête. Elle fut incapable d’articuler un mot, bien consciente que c’était de la dernière impolitesse. En même temps la dernière impolitesse pour ce qui risquait d’être le dernier café de sa vie qu’elle boirait au bistrot, voire le dernier café de sa vie tout court… 

C’était surréaliste. La terrasse était dans un rayon de soleil, en plein milieu d’une rue piétonne de Paris qui n’aurait pas déparé une carte postale. On voyait la tour Eiffel au loin, la Fashion Week battait son plein et des gens hyper stylés à mille lieues des préoccupations de Naomi babillaient au-dessus de leur caffe latte. Elle avait même reconnu une célèbre mannequin, Aurora Breitman, une beauté noire aux longues tresses qui donnait une interview à un journaliste extatique. Connue pour son excentricité, elle arborait une tenue fuschia surréaliste qui laissait à l’air son ventre de femme enceinte de cinq mois, lequel était décoré artistiquement de strass assortis. A l’heure actuelle, c’était de la provocation, ou de l’inconscience. Des passants ralentissaient plus ou moins ouvertement pour la prendre en photo, et elle leur souriait avec grâce.

Ces gens agissaient comme si tout était normal, alors que… 

Ô seigneur. Naomi ne se faisait plus aucune illusion, si elle en avait jamais eues. On allait lui mettre la main dessus. Elle n’était pas sûre de survivre. Elle avait accepté depuis le début d’être le fusible et de sauter si nécessaire, mais entre la théorie, les grandes convictions et la réalité bassement matérielle… La réalité c’était qu’elle avait les intestins en train de se liquéfier de terreur et qu’elle en arrivait presque à souhaiter qu’on l’arrête, pour mettre fin à l’atroce partie de chasse qui se livrait autour d’elle depuis quarante-huit heures. 

Elles avaient su, pourtant, qu’ils iraient vite, et plus que vite. Qu’on ne reculerait devant aucun moyen pour les arrêter. Elles avaient coupé tous les ponts bien avant le début de l’opération, Naomi avait donc regardé les journaux tourner en boucle comme tout le monde, aussi effarée que le reste de la planète.

Tous les dirigeants et dirigeantes du monde faisant des grandes déclarations au milieu de conseillers gais comme la mort, sous le feu des questions des journalistes indignés.

Des hordes de présentateurs et de pseudo-experts se sautaient à la gorge dans les médias, pour célébrer ou condamner Ilithye. Des défenseurs acharnés de Junon condamnaient fermement ces folles hystériques, sans reconnaître une seconde que le problème venait de la firme, même preuves en main que les suprémacistes américains avaient payé pour supprimer la vie d’enfants noirs même pas encore nés. 

Des médecins outrés parlaient soudain avec hargne de tous les soupçons qu’ils avaient conçus sur la fameuse puce, et des intimidations subies quand ils avaient évoqué le sujet.

Des futurs parents enragés menaçaient Ilithye, le gouvernement, Junon, les médecins, tout le monde et n’importe qui s’il arrivait quoi que ce soit à leur futur enfant. Certaines personnes avaient tenté de faire retirer leur puce, ce qui avait trop souvent déclenché des accouchements immédiats et parfois ultra prématurés, faisant monter l’affolement.  

La planète entière était devenue ivre de rage, d’indignation ou d’angoisse. Les rumeurs les plus folles naissaient et s’étouffaient presque à chaque minute sur une éventuelle arrestation des terroristes. Ou des libératrices. Suivant qui en parlait. 

Le board de Junon, mi-larmoyant mi-atterré, ne faisait rien pour arranger les choses. Les dirigeants battaient leur coulpe en traitant les hackeuses de terroristes, versaient des larmes de crocodiles sur toutes ces pauvres petits enfants à venir, tout en faisant des pieds et des mains pour ne pas lâcher le contrôle de leur société à qui que ce soit. Leurs arguments éthiques et juridiques, assortis d’une demande de délai pour des raisons techniques, n’avaient convaincu personne. Le ton était monté de plus en plus, en particulier aux Etats-Unis où la présidente Occasio-Cortez avait lancé un processus juridique pour mettre sous saisie tous les avoirs de la société. Il restait moins de douze heures avant la fin de l’ultimatum posé par le groupe Ilithye, et Junon ne se pliait clairement pas aux règles du jeu. Des émeutes s’étaient déclenchées un peu partout, des antennes de la société avaient été caillassées voire incendiées, des employés assassinés par des foules ivres de rage. 

C’était de la folie furieuse. C’était déjà allé beaucoup trop loin, et le pire était probablement à venir. Naomi se concentrait très fort sur la tasse de café que la serveuse avait posé devant elle pour ne pas craquer nerveusement. Sa main gauche était posée sur la table, juste au-dessus de son téléphone portable. Ce dernier affichait sur son écran verrouillé un bouton unique marqué de la simple mention “Envoyer”. Comme pour un simple mail. 

Un simple mot. 

Leur fusible de sécurité. 

Si Naomi déplaçait son doigt de quelques centimètres et appuyait dessus, l’envoi de la commande déclencherait la destruction méthodique et programmée de tout le système central de commande de Junon. Les conséquences seraient imprévisibles. Même au sein d’Ilithye et malgré leur exécration de la firme, certaines n’avaient pas voulu croire que détruire Junon déclencherait des millions d’accouchements ou de fausses couches instantanées. D’autres, dont Naomi, étaient persuadées que le cynisme et la volonté de contrôle absolu des dirigeants de Junon avaient pu les pousser jusque là, pour être sûr que plus personne ne se passe de leur puce, ne puisse revenir en arrière en cours de grossesse, ou n’essaie de les pirater. Les fausses couches déclenchées ces dernières trente-six heures par les femmes qui avaient tenté de retirer leur puce semblaient le confirmer.

Oui, Naomi avait cette certitude. Si elle collait son doigt sur l’écran, elle déclenchait la fin du monde ou presque pour des millions de personnes. Et même à cette heure, malgré sa conviction profonde que le monde avait besoin d’un électrochoc, que personne n’aurait dû contrôler les corps humains à ce point, surtout pas une entité aussi bassement intéressée par l’argent que Junon, Naomi n’était pas sûre d’être prête à appuyer sur ce bouton. 

Elle leva soudain la tête, alertée par le silence de mort autour d’elle. Le brouhaha de la terrasse s’était éteint et toutes les têtes tournées dans la même direction. 

L’écran de télé à l’intérieur du bar affichait… Le commentateur, le patron du bar avait soudain monté le son qu’on n’entendait que trop bien, débitait sur un ton de mitraillette que… 

“ Merde, ils les ont retrouvées…”

A la table voisine, Aurora Breitman avait laissé échapper ces mots, figée la cuillère en l’air à tel point que son tiramisu tâcha son corsage fuschia. Tout le bar regardait défiler dans la stupeur les images ultra violentes. Des murs criblés de balles, des ordinateurs défoncés qui grésillaient, de la fumée, la lumière des lampes torches, des soldats des forces spéciales qui bougeaient à toute vitesse, et des cadavres. 

Clairement, des cadavres de femmes, et au moins l’une d’elle était la femme asiatique qui avait pris la parole dans la vidéo du groupe Ilithye. 

Les mots du commentateur surexcité se bousculaient, inaudibles pour Naomi. Avait-on retrouvé toutes les terroristes, avait-on pu vraiment les arrêter, comment les forces spéciales russes leur avaient mis la main dessus, la menace était-elle écartée, dans les minutes qui venaient allait-on avoir une réponse à…

“Naomi Dubreuil, les mains en l’air.”

Elle bougea uniquement les yeux. Vit un canon de revolver juste en face d’elle. Tenu par un probable policier en civil, le visage blême. Il semblait tendu à faire peur. A cette minute, toutes les forces de police du monde cherchaient la femme qu’il tenait en joue. 

“Je vous ordonne de ne surtout pas toucher à ce téléphone. Levez les mains en l’air.”

Ils savaient. Ils avaient remonté la piste jusqu’à elle, et ils savaient pour le fusible. Ils savaient probablement tout. Elles auraient dû savoir qu’elles ne pourraient jamais lutter contre les forces de police du monde entier soudain coalisées pour leur faire rendre gorge. 

Toute la terrasse s’était figée. Le lieutenant Marc Levoi n’était pas le seul à pointer une arme sur la dernière membre du groupe de terroristes, derrière lui il y avait aussi le lieutenant Simon Pereira et la capitaine Sonia Martin. Personne ne les avait vus surgir, les gens étaient trop occupés à regarder la télé ou leurs smartphones.

Naomi, bizarrement, se sentit enfin très calme.

“Si j’appuie sur ce bouton, je détruis Junon.” 

Comme s’il ne l’avait même pas entendu, le policier répéta :

“Levez les mains en l’air !”

Sans bouger d’un millimètre, elle articula en détachant bien mot par mot :  

“ Allez tous vous faire foutre.”

Une détonation. Cris, hurlements, tables renversées, verre brisé.

“Bordel de merde, Marc, mais qu’est-ce qui t’a pris !!!” hurlait la capitaine. 

A cette distance, il n’avait pas pu la rater. Le carnage que faisait une balle à bout portant en pleine tête était ignoble. Comme en écho, la télé tournait en boucle avec les scènes de massacre, devant la terrasse dévastée par la fuite éperdue des clients. Ivre de rage, une veine palpitant sur la tempe, le lieutenant Levoi était en train de crier à sa chef : 

“Me regarde pas comme ça, j’ai fait ce que j’avais à faire, elle allait appuyer sur le bouton cette conne ! ” 

Il continua à hurler, justifiant son geste d’avoir tiré sur une femme qui n’avait pas bronché face à lui. Sa supérieure en resta muette. Muette devant cette violence verbale, devant cette rage qu’il laissait exploser et qui n’aurait pas dû avoir lieu d’être chez un officier de police en mission. Pour un peu, elle l’aurait senti prêt à cribler le corps de balle ou à le rouer de coups si elle n’avait pas été là. Il partait complètement en vrille. 

Et quand elle se tourna vers son autre lieutenant pour voir sa réaction, ce fut pire. Il la toisa en disant froidement : 

“ Cherche pas mon aide. Ces putes ont eu ce qu’elles méritaient.”

Avant qu’elle ait pu répondre, elle avisa juste derrière eux la femme en rose pétard qui les écoutait en se dégageant de derrière sa table renversée. Elle était couverte de verre brisé qui se confondait avec les strass dont elle avait orné son ventre bombé, stupéfaite de ce qui s’était passé et peut-être plus encore de la violence physique et verbale de ces deux hommes. 

Les deux femmes eurent la même bouffée d’angoisse, la même haine qui leur remontait soudain à la gorge. 

Voilà. Voilà tout ce à quoi cette affaire se résumait pour eux. Des putes que les gros bras virils avaient remises à leur place en les abattant comme des chiens pour montrer qui était le patron. 

Ils n’avaient rien compris. 

Rien. 

En même temps elles tournèrent les yeux vers la femme abattue. En s’écroulant, son corps avait entraîné la table et tout renversé au passage. Son sang coulait partout sur les pavés, on n’aurait jamais cru possible qu’il y en ait autant. Et son téléphone au milieu du rouge, avec le bouton “Envoyer” au milieu. 

Le policier suivit leur regard, se pencha pour ramasser le smartphone. 

Dans un geste qu’elle ne saurait jamais expliquer, sa supérieure ne voulut pas lui laisser l’appareil. Ils tendirent la main en même temps, le heurtèrent dans un geste brusque.

Le portable glissa d’un mètre vingt-huit en tête à queue, atterrit juste à côté de la superbe Aurora Breitman dont les tresses baignaient dans le sang du dernier membre d’Ilithye. 

Elle regarda les flics droit dans les yeux. 

Posa une main ferme sur son abdomen.

Tendit l’autre sans hésiter. 

Appuya. 

Sur. 

Le. 

Bouton. 

Le smartphone émit un bruit d’ailes qui s’envolent et annonça sur un ton guilleret :

“Message envoyé.” 

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